Cdt
Helie Denoix de Saint-Marc

La
campagne qui se développe autour du rôle de l'armée
et de la question de la torture pendant la guerre d'Algérie
est animée par des gens qui n'ont, la plupart du temps,
ni l'expérience de la guerre, ni celle de la terre algérienne.
Quel
regard portez-vous sur les accusations dont les médias
se sont faits, depuis quelques mois, les relais ?
Ce
qui me frappe, dans l'appréhension que l'on a de l'affaire
algérienne, c'est qu'on oublie qu'elle a été,
avant tout, une guerre civile entre musulmans, et que ceux que
nous appelions, à l l l'époque, les Français
musulmans en ont été les premières victimes.
Le FLN a réussi à étendre son emprise sur
les campagnes et dans les villes par des méthodes bien
connues, qu'on peut, pour faire bref, appeler terroristes et staliniennes,
comme nous en avons été les témoins.
Le régiment auquel j'appartenais, le 1er régiment
étranger de parachutistes, a quitté l'Indochine
après les accords de Genève et a été
immédiatement envoyé en Algérie. Nous avons
été engagés, tout de suite, dans le Sud-Est
algérien, près de la frontière tunisienne.
C'est une région dure et aride au sud de Tebessa, près
de Demancha, une région de sable et de pierre, à
la lumière étincelante, aux horizons embrasés
de couleurs fulgurantes. Or en y pénétrant, nous
avons traversé des villages où nous avons vu des
hommes égorgés, émasculés, défigurés,
parce qu'on les avait soupçonnés d'être pro-français.
Il s'agissait de Français musulmans, qui avaient été
tués de manière atroce par d'autres Français
musulmans : tel a été notre premier contact physique
avec la rébellion.
Bien entendu, les pieds-noirs ont été, eux aussi,
les cibles de ce terrorisme. Mais la vision que l'on peut avoir,
en parcourant les journaux aujourd'hui, et qui donne le sentiment
que la guerre d'Algérie opposait les pieds-noirs et l'armée
au peuple algérien, est profondément biaisée.
Sur le terrain, ce n'était pas du tout cela : c'était
une guerre entre Français, dont les principales victimes
ont été les Français musulmans. Il faut donc
y insister : la guerre d'Algérie a été une
guerre civile entre Français musulmans, ceux qui voulaient
séparer l'Algérie de la France, et ceux qui voulaient
sortir de la situation coloniale par le haut, et faire en sorte
que cette terre puisse abriter ensemble et faire coexister en
paix sous l'égide de la France les fidèles de la
Bible, du Talmud et du Coran.
Cette guerre civile s'est d'ailleurs développée
en même temps avec une violence incroyable sur le territoire
métropolitain. La communauté musulmane y a été
prise en main par le FLN au terme d'un combat atroce, dont personne
ne parle jamais, d'une lutte tragique et sanglante, qui a fait
des morts par centaines parmi les musulmans fidèles à
la France, ou les nationalistes algériens modérés,
notamment les militants du MNA.
Dans le développement des polémiques auxquelles
nous assistons, peu de gens ont gardé cette réalité
à l'esprit.

L'opprobre
qui entoure l'action de l'armée française en Algérie,
aux yeux d'une partie de la société civile, tient
à ce que la guerre d'Algérie est souvent présentée
comme un dernier baroud d'honneur d'une armée coloniale,
après l'échec subi en Indochine.
De quel poids a pesé sur vous et sur les officiers qui
ont eu le même itinéraire que vous l'expérience
de la défaite en Indochine ?
-
Cela a été évidemment déterminant.
On ne peut comprendre
ce qui s'est passé à l'intérieur de l'armée,
le putsch et l'aventure de l'OAS qu'en prenant conscience de ce
qu'a pu être la mémoire des soldats et des jeunes
officiers qui ont connu a l'adolescence le choc de la défaite
de 1940, la division consécutive entre ceux qui voulaient
continuer la guerre et ceux qui pensaient qu'il fallait se serrer
les coudes autour du vieux de Verdun pour essayer de reconstruire
une conscience patriotique et civique en France, enfin le drame
de l'Indochine durant neuf années, de 1945 à 1954,
l'armée français a mené une guerre qui n'avait
rien d'une guerre coloniale, mais au cours de laquelle elle était
impliquée dans une guerre civile communistes et ceux des
Vietnamiens qui voulaient construire l'indépendance de
leur pays dans une relation privilégiée avec la
France.
L'armée française y a été, sur ordre,
amenée a prendre des positions conformes à la logique
du type de guerre que nous menions là-bas, et qui consistaient
à nous appuyer sur des populations qui ont ensuite été
abandonnées à la vindicte adversaires, conduisant
officiers et sous-officiers à se sentir cuopables d'un
abus de confiance vis-à-vis de ces populations ce qui les
a profondément marqués et a expliqué en grande
partie leur comportement en Algérie.
D'une
guerre à l'autre, cependant, il y a eu une énorme
différence.
C'est qu'en Indochine, et en dépit de l'héroïsme
matgnifique qui s'est déployé à Diên
Biên Phu, nous avons été militairement vaincus,
alors qu'en Algérie, tous les historiens sérieux
reconnaissent que l'armée française a remporté
la victoire sur le terrain, grâce, en particulier, au courage
des Français musulmans qui se battaient à nos côtés.
Cela ne veut pas dire, bien sûr, que tous les problème
par là même, réglés : la victoire militaire
ne suffit en aucun cas a faire la paix. Cela veut dire que l'action
de l'armée avait mis le gouvernement français en
situation de négocier en position de force et de trouver
aux problèmes qui se posaient et qui avaient été
à l'origine du conflit une solution positive.
Votre
propre itinéraire vous a fait passer de la Résistance
a la déportation, puis à la guerre d'Indochine,
enfin à l'Algérie , sans que vous ayez eu le loisir
de profiter d'un temps de paix. Est-que cet enchaînement,
qui est représentatif du destin d'une génération
, n'a pas fait de la guerre d'Algérie une guerre ou l'armée
française ne se serait pas sentie capable de mener a bien
par les procédés traditionnels de la force armée
?
Au contraire, nous avions le sentiment que, désormais nous
ne nous battrions plus jamais pour rien. Qu'on nous demandait
légitimement de risquer notre vie, celle de nos hommes
, celle des populations locales ; que nous tenterions, bien sûr
de l'emporter ; mais qu'il faudrait qu'ensuite, ces sacrifices
ne soient pas inutiles.
Il me semble qu'il faut admettre que tel était notre esprit
pour comprendre qu'un certain nombre d'officiersque rien ne prédisposait
à devenir des officiers rebelles aient un jour cru de leur
devoir de désobéir aux autorités politiques.

Cette
accoutumance à la guerre a-t-elle pu finir par se traduire
par un certain durcissement des coeurs, conduisant à des
pratiques particulièrement violentes ?
La
première motivation était évidemment l'indépendantisme,
dans le contexte créé par le grand courant qui avait
débouché sur l'indépendance du Viêt-nam,
de la Tunisie et du Maroc.
La deuxième était sociale. Les militants du FLN
prétendaient que les richesses de l'Algérie avaient
été accaparées par les Français d'origine
européenne. Ils réclamaient une meilleure répartition
entre tous.
Ils revendiquaient enfin l'égalité politique. Il
y avait alors deux collèges électoraux, l'un composé
d'Européens, l'autre de musulmans, et ces deux collèges
n'avaient ni les mêmes pouvoirs, ni les mêmes droits,
situation qui était jugée intolérable par
beaucoup de musulmans. Cette dernière revendication était
sans doute la plus forte, ce qui a rendu possible une grande espérance
lors de l'affaire Si Salah.
Le 4 juin 1958, j'étais à Alger, sur la place du
Gouvernement général, quand le général
De Gaulle a prononcé un très beau discours dans
lequel il affirmait qu'à partir de ce moment, il n'y aurait
plus en Algérie que des Français à part entière
(ce que certains historiens ont appelé la nuit du 4 août
des Français d'Algérie, qui ont ratifié,
ce jour-là, par leurs acclamations, l'abandon de leurs
privilèges contre la « certitude » de rester
français sur une terre française).
Par là,le général De Gaulle mettait un terme
à une situation qui avait nourri l'essentiel des sympathies
d'une partie de la population musulmane pour le FLN, ouvrant la
voie aux ralliements des responsables du FLN de l'intérieur,
qui ont culminé avec la « paix des Braves »
proposée par Si Salah.
Les
méthodes de guerre du FLN se distinguaient-elles de celles
du Vietminh ?
Lorsque q'un mouvement clandestin comme le Vietminh , au début
ou comme le FLN veut imposer son influence sur des populations
hostiles ou prudentes, même si une part d'entre-elles
a pour eux de la sympathie, la propagande laisse rapidement la
place C'est par la peur, d'abord, que l'un et l'autre vont s'assurer
le soutien des populations civiles. La différence tient
en ceci que les Vietnamiens ont été, en Indochine
, moins attentistes que les musulmans en Algérie. Il se
sont facilement engagés à nos côtés.
Les musulmans en particulier leurs élites, qui lisaient
la presse quotidienne à Alger, se rendaient bien compte
que rien n'était joué dans la mesure où l'on
paraissait divisé à Paris, et où il ne semblait
pas exclu que la France puisse finir un jour par traiter avec
le FLN.
En INdochine , au surplus, et surtout à partir de la guerre
de Corée , le conflit est devenu un des points chauds de
l'embrasement des deux blocs, et la mission de l'armée
française est apparue en évidence comme de sauvegarder
les libertés des populations Indochinoises qui risquaient
d'être mises en péril du communisme.
Quel
était le ressort principal de l'action du FLN ?
La première motivation était évidemment l'indépendantisme,
dans le contexte créé par le grand courant qui avait
débouché sur l'indépendance du Viêt-nam,
de la Tunisie et du Maroc.
La deuxième était sociale. Les militants du FLN
prétendaient que les richesses de l'Algérie avaient
été accaparées par les Français d'origine
européenne. Ils réclamaient une meilleure répartition
entre tous.
Ils revendiquaient enfin l'égalité politique. Il
y avait alors deux collèges électoraux, l'un composé
d'Européens, l'autre de musulmans, et ces deux collèges
n'avaient ni les mêmes pouvoirs, ni les mêmes droits,
situation qui était jugée intolérable par
beaucoup de musulmans. Cette dernière revendication était
sans doute la plus forte, ce qui a rendu possible une grande espérance
lors de l'affaire Si Salah.
Le 4 juin 1958, j'étais à Alger, sur la place du
Gouvernement général, quand le général
De Gaulle a prononcé un très beau discours dans
lequel il affirmait qu'à partir de ce moment, il n'y aurait
plus en Algérie que des Français à part entière
(ce que certains historiens ont appelé la nuit du 4 août
des Français d'Algérie, qui ont ratifié,
ce jour-là, par leurs acclamations, l'abandon de leurs
privilèges contre la « certitude » de rester
français sur une terre française). Par là,
le général De Gaulle mettait un terme à une
situation qui avait nourri l'essentiel des sympathies d'une partie
de la population musulmane pour le FLN, ouvrant la voie aux ralliements
des responsables du FLN de l'intérieur, qui ont culminé
avec la « paix des Braves » proposée par Si
Salah.
Avez-vous
été personnellement témoin du patriotisme
français des combattants harkis ?
J'ai
fait la guerre d'Algérie, jusqu'en avril 1961, dans une
unité d'intervention qui était le Zef régiment
étranger de parachutistes. Je n'ai donc pas éprouvé
l'osmose formidable qu'ont connue des chefs de poste, des officiers
de SAS qui vivaient, seuls Européens, entourés de
harkis, expérience que j'avais faite, pour ma part, au
Viêt-nam, où j'avais vécu, plusieurs mois,
avec 200 partisans vietnamiens. Mais j'ai recueilli des témoignages
innombrables de la part de camarades qui vivaient seuls,

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